«L’Algérie m’a permis d’apprendre, la France m’a appris à entreprendre»
Monsieur Arezki. Un destin à tire d’aile, c’est le récit d’un homme «libre», «rebelle» qui a vécu trois décennies d’«immersion totale, corps et âme, en apnée» avec son métier que nous livre Arezki Idjerouidène, un récit écrit quelques mois avant son décès et qui vient d’être publié par Max Milo aux éditions Paris Méditerranée.
Depuis l’enfance à Aïfane, petit village de montagne surplombant la ville de Tigzirt où il vécut pauvrement, voire dans la misère et le dénuement, jusqu’aux sommets de la réussite d’un chef d’entreprise reconnu, respecté et admiré. «L’autorité et le respect ne se décrètent pas. Ils se méritent», écrivait-il.
Un récit que l’on peut prendre comme un testament, le legs d’un homme qui a réussi, sans reniement ni compromission, à la sueur de son front. Un exemple que la détermination, la volonté, l’audace et l’effort sont payants, quand bien même on part de rien. Le choix des extraits du livre que nous proposons est certainement arbitraire, mais donne au lecteur un aperçu de ce qu’était l’homme, le citoyen, l’entrepreneur audacieux, volontaire, mais sans jamais contrevenir aux valeurs dont il a hérité et de par son vécu : solidarité, loyauté, fidélité, intégrité.
Qui n’a jamais oublié ses origines, c’était son cap, sa boussole. La misère, les souffrances du quotidien sous l’ère coloniale et sa volonté de s’en sortir ont forgé sa personnalité. Malgré la lumière et la réussite socio-professionnelle, l’homme est resté ce qu’il a toujours été : simple et modeste, accessible à tous, qu’ils soient puissants ou humbles citoyens, reconnaissant envers ceux qui l’ont aidé, même de façon infime. «Il est des usages auxquels il ne fallait jamais déroger», disait-il.
Et aussi : «Il en est des entreprises comme des individus : en reniant son passé, ses origines, on court presque toujours à la catastrophe.» «Question de goût, question de caractère, je n’ai jamais été tenté de mener un train de vie somptuaire et ostentatoire qui aurait pu être le mien, si je l’avais voulu…»
Au plus près de l’humain
«J’écrivais, vers le début de ce livre, à propos de mon engagement politique et culturel d’étudiant, que j’ai toujours été de gauche. Je le suis resté. Patron social ? Je ne sais pas trop ce que ça signifie. Mais je sais en revanche qu’en développant mon entreprise, j’ai généré nombre d’emplois distributeurs de richesses. En cas de reprise d’une autre société, j’ai toujours pris garde à réduire au minimum, si possible à zéro, les licenciements et autres restructurations dans la nouvelle filiale ainsi créée. Résultat : entre le moment où, à Montreuil en 1990, je devenais l’unique actionnaire de Go Fast et aujourd’hui, le groupe est passé de deux ou trois salariés à environ 1500 collaborateurs.
La moitié d’entre eux travaille à l’international, dont une bonne part en Algérie. Faire du profit pour le profit n’a jamais été ma motivation. Ou plutôt, si profits il y a, je les trouve dans la création de richesses et d’emplois. Car c’est aussi un grand plaisir, une grande jubilation que de faire naître de l’activité à partir de zéro ou presque.
Je dis parfois, sur le mode de la plaisanterie, que c’est mon dada, bien plus que celui d’écumeur de marchés aux puces. Modestie ? Peut-être
Orgueil, sinon vanité, de vouloir être utile ? Sans doute.»
Ainsi était (est) Monsieur Arezki.
«Je sais ce que je dois à mes deux patries et jamais l’idée de renier l’une ou l’autre, ou les deux, ne m’a effleuré même quand elles se montraient injustes à mon égard. L’Algérie, la France sont mes jambes.
Quant à mes racines berbères, s’il me faut employer cette métaphore évoquant l’immobilité, mais aussi la sève, elles sont à la fois ma langue maternelle, le village où je suis né, la stature de mon père, mon engagement citoyen, la diaspora kabyle de Paris qui m’a accueilli, soutenu, aidé quand a commencé à pousser ma seconde jambe, la française.
Racines berbères, ou pour mieux dire amazighes, mot qui signifie ‘homme libre’. On affirme aussi que cela viendrait du verbe ‘zegh’ (se rebeller). Homme libre, rebelle.
Après tout, les deux termes sont un peu synonymes.
Si, à ce stade de mon récit, je me laisse aller à ce genre de considérations introspectives, c’est que, deux ans et demi à peine après mon arrivée à Montreuil, mon destin va brusquement prendre un tout autre cours. Alors, je m’interroge : à quoi est-ce dû ? Aux circonstances ? A la chance ? A mon amour du travail ? A la passion de mon métier ?
A ma volonté toujours plus grande d’entreprendre ? A cette obligation de résultats qui ne m’avait jamais quitté depuis l’école primaire et s’était même renforcée quand je suis devenu père de famille ? A tout cela à la fois, probablement, et à d’autres choses encore que je serais bien en peine de définir.»
«Le point de départ de ce bouleversement radical dans ma destinée peut paraître anecdotique : il s’agissait d’une simple modification législative dans le statut des professionnels de voyage. Sans entrer dans les détails, à partir de juin 1983, une même agence ne pouvait plus s’occuper à la fois du transport des personnes et de celui des marchandises. Service de fret et service de voyageurs seraient désormais deux activités bien distinctes menées par deux entreprises juridiquement différentes.
Cela concernait donc directement Voyages-Montreuil, et en particulier sa succursale du 248, rue de Paris. Smati fut mon patron de janvier 1981 à mai 1983, puis mon associé durant les dix années suivantes. Avant de poursuivre mon récit, je me dois de préciser avec force que je lui serai toujours redevable de m’avoir mis le pied à l’étrier. Toutefois, il faut bien l’avouer, il avait une certaine tendance, sinon une ‘tendance certaine’, à confondre prudence et frilosité. Il avait derrière lui une très longue expérience du métier, mais souvent l’expérience peut devenir routine.
Or, au fil de cette décennie 1980-1990, le monde du transport et du voyage était en pleine mutation, en pleine expansion : apparition puis généralisation de l’informatique, croissance exponentielle du trafic aérien avec le développement des vols charters.
Il ne suffisait pas de se contenter de suivre le mouvement, il fallait l’accompagner et, si possible, l’anticiper.
Question de génération, question de formation, de mentalité également, Smati croyait avant tout aux vertus de pondération et d’épargne… Peut-être, de mon côté, étais-je à l’époque trop audacieux, trop impétueux. En tout cas, il freinait systématiquement toutes mes initiatives.»
Constance
«Je n’eus même pas à demander quoi que ce soit à quiconque. J’évoquais le problème, sans aucune arrière-pensée, avec l’un de mes amis, originaire d’Aïfane ou d’un village environnant. En un rien de temps, ils furent une douzaine, tous émigrés de mes montagnes natales, à me prêter spontanément des sommes variant selon leurs possibilités, mais qui constituèrent à la vitesse de l’éclair le montant requis. L’un d’entre eux m’avait donné rendez-vous dans un bistrot au coin de la rue Jean Jaurès, dans la commune voisine de Romainville.
Devant une bière ou un café, il commença par s’excuser mille fois de la modeste somme qu’il pouvait me prêter : un billet de 50 francs (7,62 euros). C’était bouleversant. Je rembourserai au plus tôt ces actionnaires informels, qui resteront des amis pour la vie. De plus, pour les dédommager de leur investissement, et surtout les remercier de la confiance qu’ils m’avaient portée, ils bénéficieront, pour toujours, sitôt que j’en aurais la possibilité, de voyages gratuits.
C’est bien peu par rapport à leur geste spontané qui, dans mon coeur, vaut tout l’or du monde.»
«Le nom de GoFast commença à circuler avec une réputation de rigueur et d’efficacité. Je ne traitais pas avec les institutions elles-mêmes, mais individuellement, pour les déménagements et autres, au gré des changements de postes de mes clients. Je me rendais de plus en plus fréquemment en Algérie pour mes rendez-vous avec eux.
Les premiers temps, je me retrouvais au siège de ces institutions ou à l’aéroport sur les banquettes des salles d’embarquement, bavardant avec cinq ou six de mes concurrents. Mais quand, quelques années après, la situation politique et sociale se dégrada et que le terrorisme fit son apparition, il m’arrivait le plus souvent de me sentir bien seul dans ces endroits désertés.
La fondation de GoFast n’aurait pu être qu’une simple mise à niveau juridique des activités de Voyages-Montreuil. C’est du moins ainsi que mon associé voyait les choses. Mais pas moi. Je me mis à consulter les appels d’offres dans les publications officielles et les revues spécialisées et je fus vite convaincu des possibilités énormes de développement qui s’offraient à nous, sur ce terrain que nous connaissions bien et qui ne demandait qu’à devenir notre spécialité, notre créneau, notre niche : l’Afrique du Nord et de l’Ouest.
Il ne s’agissait pas pour autant de délaisser nos activités de base : déménagements, expéditions de véhicules et de colis au service de particuliers ou de petits groupes affinitaires. Cette clientèle nous serait toujours fidèle et me garantissait que même en cas de coup dur GoFast pourrait toujours s’appuyer sur elle pour rebondir. Mais ce n’était pas la seule raison.
J’avais noué avec ces gens chaleureux des relations de sympathie sincère, de complicité amicale, à tchatcher devant un demi ou un café, rue de Paris ou de Charenton. Les snober à partir du moment où mon négoce n’avait plus besoin d’eux m’aurait paru odieux, immoral. Impensable. Et puis, il en est des entreprises comme des individus : en reniant son passé, ses origines, on court presque toujours à la catastrophe.»
«Et soudain, sans que rien ne le laisse présager, GoFast fit un gigantesque bond en avant. Un jour, un Libanais que je connaissais un peu, personnage influent dans son pays et qui avait probablement apprécié la qualité des services de l’agence, prit contact avec moi sans que je l’aie sollicité d’une manière ou d’une autre.
Il avait fondé l’année précédente un hebdomadaire en langue arabe imprimé en France. Compte tenu de la spécialisation et de la pratique de GoFast sur les marchandises à destination du Maghreb, il me proposait de me charger de l’expédition de ce journal en Algérie où se trouvait la quasi-totalité du lectorat qu’il ciblait. J’acceptais évidemment cette offre qui permettait de diversifier mes activités de service.
Je découvris alors la quantité considérable de publications en arabe, ou bilingues, fabriquées dans la région parisienne et destinées aux quatre coins du monde. C’était un marché formidable dont j’avais jusqu’alors ignoré l’existence.
J’obtins leur clientèle une après l’autre avec une facilité déroutante...
Plus besoin pour eux de s’occuper eux-mêmes de la distribution, domaine qu’ils ne possédaient pas, ou d’en passer par les fourches caudines des NMPP qui détenaient le monopole ou presque de la messagerie de presse française. Tant et si bien qu’en quelques mois, GoFast avait raflé la quasi-totalité de la distribution aérienne de la presse arabe imprimée en France… C’était le jackpot ! C’était le bonheur ! Sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Puis, un jour, tout s’arrêta aussi brusquement que cela avait commencé.
Le 2 août 1990, les troupes irakiennes de Saddam Hussein envahissent le Koweit…. De plus, loin à l’ouest de l’Irak, et depuis quelque temps déjà, l’Algérie était entrée dans une zone de turbulence, prémices de ce qu’on appellera ‘décennie noire’, ‘décennie du terrorisme’, voire ‘guerre civile’.»
Guerre du Golfe, Algérie
«En quelques mois, les diverses sociétés de presse dont nous faisions la distribution internationale s’étaient volatilisées. GoFast perdait ainsi 90% de ses activités. L’entreprise, âgée de neuf ans, était revenue pratiquement à son niveau initial.
‘On ferme’, me déclara Smati… Malgré ses longues années à la tête de son agence, mon associé avait gardé ses réflexes de patron d’une PME algérienne : là-bas, au pays, quand une affaire ne marche plus, ou au contraire que l’on a réalisé ses objectifs initiaux, on arrête tout et on passe à autre chose.
Ou on ne passe pas. On ne cherche pas de solution pour sortir de l’ornière, de nouveaux partenaires, la diversification. Il s’agit d’une sorte de fatalisme entrepreneurial : on ferme.
Ce fatalisme, cette résignation devant les coups du sort me sont complètement étrangers. Je n’en tire aucune vanité et j’ignore d’où cela me vient. En tout cas, pas un seul instant je n’imaginais mettre la clé sous la porte. J’avais créé GoFast pratiquement seul, c’était l’aboutissement d’une vocation éclose dès l’enfance, le fruit de ma passion pour mon métier, née lors de mes premiers pas, rue de Charenton, passion que rien ne pourra jamais altérer.
De plus, malgré sa petite taille, ou grâce à elle, GoFast pouvait devenir le point d’appui, le tremplin d’un nombre incroyable de réalisations, d’aventures ; celle des journaux, malgré son échec, en témoignait. Il suffisait d’oser, d’entreprendre. Et puis, quand on part de rien, ou presque, on ne risque pas de tomber plus bas.
Enfin, si j’avais baissé les bras, j’aurais eu l’impression de déserter, de trahir tous ceux qui m’avaient fait confiance. Naturellement, ce n’est pas en ces termes et avec ces arguments que j’annonçais à Smati ma volonté de poursuivre l’aventure GoFast, avec ou sans lui… Je devais donc lui racheter ses parts de l’entreprise. Ce ne fut pas un divorce. GoFast et Voyages-Montreuil continueront longtemps à travailler en complémentarité…
La chaîne des opérations n’est jamais rompue. A chaque maillon, la responsabilité de GoFast est pleinement engagée. Pas question de se défausser d’une erreur ou d’un retard en rejetant la faute sur un éventuel partenaire. Mais cela nous donne l’immense privilège d’agir en totale indépendance, en toute liberté, au seul service du commanditaire, du client. Indépendance et liberté qui ont permis à GoFast de demeurer, malgré son fulgurant développement, une entreprise familiale.
Cette notion n’a pas de statut juridique. Il s’agit seulement de rapports humains au travail, d’une éthique, d’un ‘esprit’. Esprit de famille si l’on veut, très difficile à cerner, impossible à définir, car cela tient de l’affectivité, presque de l’intimité d’un foyer. Il est de ma responsabilité d’insuffler et de préserver cet esprit non seulement chez mes trois garçons, mais aussi sur l’ensemble du personnel…»
«Lors du réveillon 2000, quand j’informais les miens de la mise en vente d’Antinea, confronté à la détresse de Meziane, j’eus le sentiment d’avoir failli à cette responsabilité, à cet esprit.
En prenant la décision de vendre Antinea pour me sauvegarder, j’avais oublié la passion de mon fils aîné pour le monde de l’aviation, comme mon père, jadis, avait oublié mon visage à l’un de ses retours au village après l’une de ses longues absences saisonnières. Je ne suis jamais totalement guéri de mon désespoir d’enfant.
Meziane, lui, s’en remettrait sans doute. Mais ce serait peut-être pire pour nous deux : je l’aurais déçu. Donc, pour ma famille, mais aussi parce qu’à son stade de développement, il était dans la logique de GoFast d’avoir une filiale aéronautique, je reniai le serment de Saïd Hamdine que je m’étais fait à moi-même : plus jamais de compagnie aérienne.
Et je découvris Aigle Azur. Ce fut le coup de coeur, le coup de foudre, comme quand apparaît, au cours d’une promenade, une antique maison à moitié abandonnée, derrière un panneau sur lequel est inscrit ‘à vendre’.
Aigle Azur devint donc une des sociétés filiales du groupe GoFast. Une chose était sa longue et prestigieuse histoire, une autre était de l’imposer comme un nouvel acteur du monde aéronautique français.
Il ne s’agissait pas d’une résurrection avec tout ce que cela implique de nostalgie rétro, mais bel et bien de l’apparition d’une nouvelle compagnie aérienne.En un peu plus d’une décennie, Aigle Azur est devenue la deuxième des compagnies régulières françaises, derrière Air France/KLM. Ses douze Airbus font 300 vols réguliers par semaine au départ de six aéroports français, transportant environ deux millions de passagers par an. Données chiffrées qui fluctuent selon la conjoncture économique, politique et diplomatique.
Elle reste toutefois solidement arrimée à GoFast qui forme plus que jamais un ensemble cohérent dont toutes les filières sont complémentaires. Une d’entre elles, parmi les nouvelles venues, se charge de la maintenance et de la sécurité de nos appareils ; une autre se consacre aux transports en hélicoptère ; une autre encore à la communication numérique avec la clientèle. Pas question en tout cas d’aller musarder ailleurs, dans des secteurs qui n’ont rien à voir avec notre domaine de compétence. Le transport, je sais faire, mais je ne sais faire que ça.»
Go Fast, une entreprise familiale
«C’est dans ses veines, dans son âme. Avec Bettina aux commandes de notre agence de voyages, Meziane et Idir à la manoeuvre, la succession est assurée. Quant à Issam, le petit dernier — enfin, quand je dis ‘petit’ avec sa carrure et ses performances de triathlète ! — il a décidé pour le moment de tenter d’autres aventures, par les chemins qu’il a choisis. Son père, lui-même benjamin d’un boulanger de Tizi Ouzou, aurait mauvaise grâce à s’en plaindre.
Au crépuscule de ma vie, demeure en moi le sentiment du travail accompli, la satisfaction sereine de me dire que j’ai transmis à mes enfants les valeurs fondamentales de simplicité, de respect et d’altruisme qui me semblent indispensables à tout être humain, qu’il soit traceur de sillon à Aïfane ou chef d’entreprise à Paris. Je les ai aussi préparés à prendre les rênes du groupe pour aller de l’avant. Ils y parviendront. J’ai confiance.»